Massacres, famine et destruction gratuite : La communauté internationale doit agir rapidement pour sauver la région du Tigré en Éthiopie

Il y a des signes inquiétants qui indiquent que des atrocités sont commises au Tigré, où les civils sont les principales victimes du conflit opposant les armées d’Ethiopie, d’Erythrée, de Somalie et d’une milice alliée de l’ethnie Amhara aux forces de l’ancienne administration régionale. 

Par une tragique ironie, le gouvernement d’Ethiopie, l’une des premières nations à avoir signé la Convention sur le génocide de 1948, est actuellement accusé d’avoir permis et participé à des violences qui pourraient être assimilées à un génocide et à des crimes contre l’humanité.

Tout aussi ironique est le fait que l’avenir d’un prix Nobel qui professe le christianisme évangélique, est désormais inextricablement lié à celui du dirigeant dont le régime est réputé avoir commis des crimes contre l’humanité, y compris le crime de persécution religieuse qui vise en grande partie les chrétiens évangéliques érythréens.

Pour le dirigeant érythréen, Isais Afewerki, la guerre contre le Tigré est l’accomplissement d’une vendetta de longue date contre le Front de libération du peuple du Tigré (TPLF). Il a efficacement rallié à sa cause les dirigeants de l’Éthiopie et de la Somalie, aidé dans cette entreprise par l’antipathie que nourrit le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed à l’égard des dirigeants du Tigré et par ses ambitions de centralisation du pouvoir.

Cette « tempête parfaite » est peut-être illustrée de la manière la plus frappante par le meurtre de trois éminents hommes politiques tigréens âgés et handicapés, dont un ancien ministre des affaires étrangères internationalement respecté, qui, selon l’Éthiopie, seraient morts dans un incendie et dont les corps ont été exposés sur les réseaux sociaux.  Cependant, un haut responsable du Tigré affirme que les trois hommes étaient “restés dans un village, et qu’ils n’avaient pas d’armé. Ils se trouvaient juste dans une zone isolée. Ils les ont attrapés et tués. C’est l’EPLF (Eritrean People’s Liberation Front) qui les a tués.”

“Ils tuent tous ceux qu’ils trouvent”

Le black-out des communications imposé au Tigré par le gouvernement éthiopien depuis le début des hostilités le 4 novembre, n’a pas réussi à occulter les violations flagrantes des droits humains en cours dans la région, dont les soldats érythréens seraient les premiers responsables.

Il s’agit notamment d’actes à grande échelle de violence sexuelle et de brutalité à caractère sexiste – qui obligent parfois les membres masculins d’une famille à choisir entre violer des femmes de leur famille ou mourir -, des bombardements à l’aveugle, des exécutions extrajudiciaires – en particulier de jeunes hommes et de garçons – et du pillage généralisé des maisons, des commerces et des sites historiques.  Des rapports indiquent également que c’est l’Érythrée qui administre la région : le drapeau érythréen a été hissé dans la ville de Shiraro, des soldats érythréens auraient remplacé les forces éthiopiennes dans la capitale régionale, Mekelle, et des cartes d’identité érythréennes auraient été distribuées aux habitants d’Irob, dans le nord-est.

Les sites classés du patrimoine mondial du Tigré n’ont pas été épargnés, plusieurs ayant été endommagés par des bombardements et/ou pillés.  Parmi eux figurent le célèbre monastère Debre Damo établi au VIe siècle sur une montagne par Abuna  Aregawi (l’Ancien), et la mosquée al Nejashi près de la ville de Wukro, l’une des plus anciennes d’Afrique, dont des lettres et manuscrits religieux datant du VIIe siècle auraient été pillés.  L’église orthodoxe Saint Emmanuel, située à proximité de la mosquée, a également subi des dommages.  Une délégation de l’Église catholique éthiopienne qui s’est rendue dans le diocèse d’Adigrat à la mi-janvier pour s’enquérir du bien-être de l’évêque, a signalé que la zone avait été fortement endommagée. De plus, l’enceinte d’une église avait été utilisée comme centre de commandement militaire malgré la présence du clergé et des religieuses ; et le bâtiment du petit séminaire d’Adigrat, son camion-citerne, une chapelle du cimetière, une église orthodoxe et une mosquée avaient tous subi des dommages.

Cependant, l’événement qui a mis en lumière la situation critique des sites du patrimoine mondial a également révélé un autre drame d’exécution sommaire qui aurait été commis par les forces éthiopiennes et la milice alliée Amhara : une tuerie d’environ 750 personnes à l’église Sainte-Marie-de-Sion à Axum, qui abriterait l’Arche d’alliance biblique.

Bien que les détails de ce massacre aient été lents à émerger, on pense actuellement que les victimes tentaient d’empêcher que l’Arche ne soit saisie et déplacée vers la région d’Amhara. Il s’agit de l’un des quatre massacres confirmés au cours desquels plus de 2000 Tigréens auraient trouvé la mort.

Le clergé et les fidèles comptent le plus de morts. Le 20 décembre 2020, CSW a reçu des allégations concernant la mort de 154 civils, dont un prêtre nommé Hailu Abraha, lors d’un bombardement intensif de l’église Maryam Dengelat près d’Adigrat, qui se serait produit le 30 novembre.  Fin janvier 2021, des rapports ont fait état de l’assassinat d’environ 48 prêtres orthodoxes dans une église du village d’Adi Fetaw, près de la frontière érythréenne, et de 24 prêtres à Edaga Arbi, une région connue pour son monastère.  Des détails apparaissent également sur les meurtres de 27 personnes, dont 12 prêtres, dans l’église de Medhane Alem à Gulomikhada.

Les attaques contre les églises semblent être programmées pour coïncider avec les festivals religieux annuels, peut-être pour faire un maximum de victimes.  Selon le responsable du Tigré cité plus haut : “Ils tuent tous ceux qu’ils trouvent dans n’importe quel village. Dans le village où j’étais hier – c’est un petit village – ils ont tué 21 personnes, dont sept étaient des prêtres de ce petit village”.

Il ne reste plus rien

La guerre au Tigré a également accru la vulnérabilité des quelque 100 000 Érythréens qui avaient cherché refuge en Éthiopie pour échapper à la dictature érythréenne.

Human Rights Concern-Eritrea a reçu des témoignages selon lesquels huit Tigréens soupçonnés de sympathie pour le TPLF ont été amenés dans le camp de Shimelba début novembre et exécutés devant les réfugiés, quatre réfugiés de la tribu Kunama ont connu le même sort, peuple considéré comme ayant subi le crime d’atrocité de persécution.

Les réfugiés restants ont ensuite reçu l’ordre de marcher vers la ville de Shiraro sous peine de subir le même sort. Une fois sur place, beaucoup ont été embarqués dans des camions et renvoyés de force en Érythrée. CSW a récemment reçu des informations non confirmées selon lesquelles d’autres personnes, principalement issues du groupe ethnique Kunama, auraient été contraintes de retourner en Érythrée à pied. L’image satellite confirme que le camp de Shimelba a été détruit par la suite. 

Les résidents du camp de Hitsat ont été terrorisés de la même manière. Le 23 novembre 2020, dix personnes ont été tuées et plus de 40 blessées alors qu’elles se rendaient à un service religieux à l’église Sainte-Marie. Après trois jours sans soins médicaux, les blessés sont rentrés en Érythrée dans un camion militaire, aux côtés de soldats érythréens blessés.

En décembre 2020, les malades et les personnes âgées qui se trouvaient encore dans le camp commençaient à mourir par manque de nourriture, d’eau et de médicaments. Puis, le 5 janvier, les réfugiés restants, y compris les femmes enceintes, les jeunes enfants, les malades, les personnes âgées et les handicapés, ont reçu l’ordre de marcher jusqu’à Shiraro, où ils ont eux aussi été renvoyés de force en Érythrée. Les images satellites semblent corroborer les informations selon lesquelles 14 bâtiments auraient été incendiés le 5 janvier, et 55 autres bâtiments endommagés ou détruits.

Dans ce qui constituerait une violation flagrante des conventions des Nations Unies (ONU) et des conventions africaines relatives aux réfugiés, au moins 6 000 réfugiés auraient été renvoyés de force en Érythrée, de plus vers un gouvernement qui viole les droits des citoyens de manière flagrante et totale.

En janvier, une équipe d’évaluation du HCR a été autorisée à visiter les camps restants, Mai Aini et Adi Harush, où les bâtiments et les structures ont été jugés intacts. Cependant, une grave pénurie d’eau potable a donné lieu à des maladies de type diarrhée et, bien que les réfugiés n’aient pas encore été directement touchés par les combats, ils sont attaqués, harcelés, menacés et volés par divers groupes armés qui accèdent à leurs camps la nuit. En outre, quelque 5 000 réfugiés qui ont réussi à se rendre dans la ville de Shire “vivent dans des conditions désastreuses, beaucoup dormant dans les champs à la périphérie de la ville, sans eau ni nourriture”.

Les soldats érythréens se livrent également à de nombreux pillages. Les civils sont dépouillés par la force de leur argent et de leurs bijoux, tandis que les maisons sont entièrement vidées, notamment de leurs couvertures, couverts, chaussures et vêtements.  Les hôpitaux ont été vidés de leurs médicaments, les usines de leurs équipements et les entrepôts de leurs marchandises et produits. Tout ce qui n’est pas transporté en Érythrée est détruit.  Le bétail est saisi et mangé, tandis que les récoltes sont brûlées dans les champs, aggravant l’insécurité alimentaire à un moment où l’accès des organisations humanitaires, y compris la Croix-Rouge et le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), continue d’être restreint.

La famine sévit désormais ; Les Nations Unies estiment que quelque 2,3 millions de personnes, soit environ la moitié de la population du Tigré, ont besoin d’aide. Dans la ville d’Adwa, où l’armée éthiopienne a battu les Italiens en 1896, on rapporte que des enfants meurent dans leur sommeil, mais aussi qu’environ huit personnes meurent chaque jour de maladies aggravées par le manque de médicaments.

La destruction et le pillage à grande échelle, y compris de sites d’importance historique et religieuse qui génèrent des revenus touristiques, témoignent d’une volonté délibérée de priver la région de tout moyens de survie et de rétablissement.

C’est aussi une indication du degré important de carence en Érythrée même, où la famine menace, en grande partie à cause du confinement strict mis en place à la suite de l’épidémie de COVID-19 depuis mars 2020.  Les évêques catholiques d’Érythrée, qui avaient auparavant lancé un appel pressant à la “cessation immédiate de ces hostilités destructrices” et à l’arrêt de “propos de propagande incendiaires”, auraient ensuite exhorté les Érythréens à ne pas acheter les biens pillés.

D’importants efforts semblent être déployés pour empêcher les informations de parvenir au monde extérieur, notamment la destruction présumée de disques durs d’ordinateurs par des soldats érythréens.

Le 19 janvier, les corps du journaliste tigréen Dawit Kebede Araya et de son ami, Bereket Berhe, ont été découverts dans une voiture à Mekelle.  Tous deux auraient été tués d’une balle dans la tête.  CSW a également été informé qu’à la suite d’une attaque près d’Adigrat au cours de laquelle des troupes érythréennes sont mortes en grand nombre, il a été demandé à 14 jeunes de la région de rassembler les corps afin qu’ils puissent être transportés ailleurs. Une fois la tâche accomplie, et apparemment pour littéralement enterrer ces événements, les soldats ont ouvert le feu sur ces jeunes, tuant 13 d’entre eux, tandis que le dernier réussissait à s’échapper.

Ramifications régionales et internationales

La guerre du Tigré est déjà régionale du fait de ses participants, et ses ramifications menacent de plus en plus la stabilité de l’Afrique de l’Est. Pour poursuivre la guerre, l’Éthiopie a retiré et réaffecté les troupes qui combattaient l’insurrection du groupe terroriste somalien Al Shabaab, en désarmant et en démobilisant les personnes d’origine tigréenne dans le cadre d’une campagne nationale de profilage ethnique étayée par des discours de haine et de stigmatisation. La Somalie, qui aurait subi d’importantes pertes, a été le théâtre de manifestations de centaines de parents exigeant de savoir où se trouvent leurs enfants, qui ont été envoyés en Érythrée pour y suivre un entraînement militaire.

Les tensions augmentent dangereusement le long de la frontière entre l’Éthiopie et le Soudan, avec un renforcement militaire de part et d’autre en raison des terres contestées qui ont été réoccupées par le Soudan alors que les combats faisaient rage dans le Tigré. Il existe également des frictions avec le Soudan et l’Égypte en raison du barrage de la Renaissance éthiopienne (GERD).  Des membres de l’armée éthiopienne ont été filmés en train de se plaindre de la présence de troupes érythréennes et de la fréquence des viols, et des rapports non confirmés font état de conflits entre soldats éthiopiens et érythréens près de Mekelle, à Adigrat et à Endabaguna. En attendant, les insurrections ethniques ailleurs dans le pays et les coûts humains et économiques de la guerre menacent la stabilité, la croissance et la prospérité de l’Éthiopie elle-même.

Les appels internationaux à un cessez-le-feu et à un accès humanitaire sans entraves sont largement restés lettre morte. Le Premier ministre Abiy a balayé d’un revers de main les interventions initiales de l’Union africaine (UA), dont le siège est à Addis-Abeba, et a effectivement ignoré les appels du HCR, du Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme et du Secrétaire général des Nations unies, parmi d’autres. L’appel lancé par des chercheurs et des membres associés du Hiob Ludolf, centre d’étude et de recherche sur l’Ethiopie et l’Erythrée de l’université de Hambourg pour que les sites du patrimoine culturel soient respectés et préservés semble également avoir eu peu d’effet.

Plus récemment, quatre anciens ambassadeurs des États-Unis en Éthiopie ont publié une lettre ouverte demandant la protection des civils, une enquête indépendante sur la situation des droits humains et un accès illimité au Tigré pour les organisations humanitaires. Les ambassadeurs ont également demandé instamment la tenue d’un dialogue national pour faire face à “l’aggravation des tensions ethniques dans tout le pays, reflétée par la prolifération des discours de haine et la montée de la violence ethnique et religieuse”.

Le département d’État américain a “fait pression sur les hauts responsables” du gouvernement érythréen pour qu’ils retirent immédiatement leurs troupes, faisant part de la vive inquiétude de la nouvelle administration américaine face aux violations des droits humains en cours. Toutefois, un réseau d’activistes opérant à l’intérieur de l’Érythrée a récemment averti que cette pression essentiellement verbale de la communauté internationale a servi à galvaniser les efforts du gouvernement pour achever les préparatifs d’une “offensive finale visant à anéantir le TPLF”.

La situation actuelle constitue une menace pour la paix et la sécurité régionale et internationale, et doit être traitée de manière déterminée tant qu’elle peut encore être contenue.

Le Conseil de sécurité des Nations Unies doit agir pour garantir une cessation immédiate des hostilités et un accès sans entrave au Tigré pour les agences d’aide locales et internationales. L’imposition d’un embargo sur les armes à toutes les parties belligérantes, y compris aux Émirats arabes unis (EAU), qui auraient fourni des drones, serait une première étape importante.  En outre, une session d’urgence du Conseil des droits de l’homme (CDH) doit être convoquée, en vue de mandater une enquête indépendante sur les violations présumées des droits humains au Tigré et de garantir la justice.  Les États-Unis, l’Union européenne, le Canada, le Royaume-Uni et les nations dotées d’une législation nationale similaire peuvent apporter leur aide en imposant des sanctions aux dirigeants de l’Éthiopie et de l’Érythrée, qui sont les premiers responsables des violations des droits humains commises en toute impunité par leurs forces.

Les violations en cours au Tigré sont en partie similaires à celles décrites dans le rapport de 2016 de la Commission d’enquête des Nations Unies sur l’Érythrée, qui avait constaté que des crimes contre l’humanité avaient été commis principalement, mais pas exclusivement, dans le cadre du régime de service national à durée indéterminée de l’Érythrée. La continuité dans la pratique et l’exécution de violations d’une telle gravité semble avoir favorisé une mentalité militaire habituée à une brutalité extrême. La nature fondamentalement sadique du régime extrêmement opaque érythréen est ouvertement mise en avant dans le Tigré, et a souligné la nécessité d’un mandat national. Elle a également mis en évidence la nécessité pour la communauté internationale de donner la priorité à la justice en mettant en œuvre toutes les recommandations de la Commission d’enquête des Nations unies sur l’Érythrée, y compris le renvoi de la situation des droits humains en Érythrée devant la Cour pénale internationale, sans plus attendre.

Khataza Gondwe, responsable du département plaidoyer de CSW.

Image choisie : Un bâtiment dans un camp de déplacés dans la province du Tigray. Crédit : Josh Brown/CSW